Santé : la médecine du travail, une profession mise à mal

Ce sont des médecins pas tout à fait comme les autres. Ils prennent soin de leurs patients, les écoutent, mais ne leur prescrivent pas de traitement, donnant corps au fameux adage : mieux vaut prévenir que guérir. Leur rôle ? «Éviter toute altération de la santé des travailleurs du fait de leur travail », précise le code du travail.

Un rôle de prévention essentiel et pourtant mis à mal, la profession faisant simultanément face à une baisse d’effectifs constante et à l’émergence de nouvelles demandes. Pour ce qui est des effectifs en baisse, le déclin démographique global des médecins ne suffit pas à l’expliquer. La quasi-absence d’enseignement sur la santé du travail lors des études de médecine joue en défaveur de son attractivité.

Jean-Michel Sterdyniak, médecin du travail et secrétaire général du SNPST (Syndicat national des professionnels de la santé au travail), pointe également une succession de réformes à un rythme soutenu : «Comment voulez-vous demander à des médecins de s’engager dans une spécialité qui modifie ses règles tous les deux ans et dont ils ignorent quel sera l’avenir ? J’ai choisi cette voie pour préserver la santé des travailleurs, y compris celle des gérants, des artisans et des patrons d’entreprises. Pas pour être au service d’employeurs auxquels apporter une sécurité juridique, notamment lors des licenciements. »

Une perte de contact avec les entreprises

De fait, les missions de la profession s’étendent. «Ils sont contraints de répondre à de multiples sollicitations légales, comme les visites après reprise à la suite d’un accident du travail ou à une maladie», relève Jorge Munoz, professeur de sociologie à l’université de Bretagne occidentale. Aux actions en milieu de travail, visites à la demande et régulières, s’ajoutent les visites de mi-carrière et de fin de carrière, le suivi renforcé des salariés à risque, la participation aux campagnes de vaccination, l’établissement des fiches de risque des entreprises, l’aide à l’élaboration du document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP), etc.

Il peut aussi leur être demandé de prendre en charge des messages de santé publique en faveur de la pratique du sport et d’une nutrition de qualité, éloignés des conditions de travail stricto sensu. «Quand j’ai commencé en 1991 dans le service interentreprises où je travaille en Île-de-France, un médecin à temps complet suivait 3 200 salariés. Aujourd’hui, c’est 6 000, témoigne Jean-Michel Sterdyniak. Au lieu d’apporter des solutions, la loi s’adapte à la pénurie de médecins en espaçant les visites à cinq ans, ce qui nous amène à perdre le contact avec les entreprises.»

Des médecins sollicités trop tardivement

Sociologue du travail et enseignant auprès de futurs médecins à la faculté catholique de Louvain, en Belgique, Thomas Périlleux va plus loin : «Ces milliers de salariés deviennent des masses anonymes. Certains médecins du travail, contraints à des visites de plus en plus courtes, estiment que leur travail se vide de sens », estime l’auteur du Travail à vif. Souffrances professionnelles, consulter pour quoi ? (1).

De même, les salariés connaissent moins les médecins, leurs missions et leurs ressources, ce qui ne va pas sans conséquences. «Ils vont les solliciter peu et très tardivement, avec une situation de santé déjà extrêmement dégradée, note Jorge Munoz. Par ailleurs, les externalisations de nombreuses tâches limitent pour les médecins la possibilité de reclassement au sein de l’entreprise.» S’ensuivent des avis d’inaptitude qui renvoient la profession à un sentiment d’impuissance et se traduisent souvent par la précarisation des salariés concernés.

Depuis la réforme de 2011, les médecins du travail peuvent toutefois s’appuyer sur des équipes pluridisciplinaires d’IPRP (intervenants en prévention des risques professionnels) – qui comprennent des psychologues, ergonomes, toxicologues, etc. – ainsi que sur des infirmières aptes à réaliser les visites. Ces dernières transmettent ensuite aux médecins les situations les plus compliquées. «Sur le papier, cela aide les médecins à orienter leur activité vers d’autres actions. Mais dans les faits, cela génère un travail de coordination et de management supplémentaire », souligne Jorge Munoz.

Se pose également un épineux problème de statut : contrairement aux médecins, les membres de ces équipes ne sont pas des salariés protégés. «Leur positionnement par rapport aux employeurs est plus délicat pour poser les questions qui dérangent, alors que les médecins du travail peuvent leur demander pourquoi la fréquence des arrêts maladie augmente dans leur entreprise», remarque la médecin du travail Anne-Michèle Chartier.

Faire face à l’augmentation des risques psychosociaux

Une autre limite apparaît avec les fiches d’entreprises, qui mentionnent les risques spécifiques à chacune et prodiguent des conseils sur les actions de prévention. Elles doivent être réalisées dans l’année qui suit l’adhésion à un service interentreprises et renouvelées tous les quatre ans, un objectif louable mais inatteignable, même avec le soutien des IPRP.

«Des assistants techniques (qui seront appelés, à partir de janvier 2025, des conseillers en prévention) s’en chargent avec une pression des services interentreprises pour faire de l’abattage, mais ces fiches n’ont souvent aucune valeur, constate Jean-Michel Sterdyniak. Pour l’une de ces entreprises, dont les conditions de travail sont censées être excellentes, quarante salariés en trois mois sont venus me parler de maltraitance. Il y a même eu un suicide et une tentative de suicide.»

L’augmentation des risques psychosociaux (RPS) complique la tâche. «Il n’existe pas de tableau des maladies professionnelles liées aux RPS, ce qui pose une difficulté majeure aux médecins pour argumenter au niveau légal, relève Jorge Munoz. Quand vous évoquez les troubles musculosquelettiques (TMS), il est plus aisé d’objectiver des contraintes comme les gestes répétitifs, les cadences, la posture, les poids soulevés, etc.Les RPS sont associés à la dimension organisationnelle que les directions considèrent souvent comme leur domaine exclusif. »

Des travailleurs vieillissants

Seuls les médecins peuvent établir le lien entre les conditions de travail et la souffrance psychique. «Elle a complètement explosé du fait de nouvelles organisations du travail, constate Jean-Michel Sterdyniak. Quand dix personnes du même service défilent dans mon bureau, effondrées, avec des pertes de poids et de sommeil, pour me parler de leur charge de travail trop importante, il n’y a rien de subjectif à relier travail et souffrance. Le plus dur est de trouver la solution quand, quelquefois, mon interlocuteur est l’employeur maltraitant. Il arrive qu’il demande à changer de médecin du travail. Si c’est refusé par le service interentreprises, il part ailleurs.» L’augmentation de l’âge du départ à la retraite va accroître significativement l’activité des médecins auprès d’une population vieillissante, donc davantage touchée par les TMS et autres problématiques de santé liées au travail.

L’amélioration de l’attractivité du métier, par des stages et un enseignement lors du tronc commun des études de médecine, permettrait d’enrayer en partie le déclin démographique. Mieux informés, les médecins généralistes pourraient davantage orienter leurs patients vers les médecins du travail afin d’aménager leurs conditions de travail sans perdre un temps précieux pour leur santé. «Il faudrait aussi que les pouvoirs publics prennent des mesures pour que nos préconisations soient mieux respectées par les employeurs afin de sortir d’une sensation d’impuissance», suggère Jean-Michel Sterdyniak.

Le médecin évoque également une modification de la gouvernance des services de santé au travail : «Créer des agences régionales de santé au travail avec un pilotage national romprait avec une logique uniquement financière en contrepartie de la sécurisation juridique. Elles unifieraient le secteur en rassemblant services interentreprises, services autonomes et fonction publique, et fixeraient des objectifs de santé au travail selon les problématiques régionales.»

——

Des effectifs en baisse

4 775 médecins du travail étaient en activité régulière en France en janvier 2023, selon le conseil national de l’Ordre des médecins. En 2022, ils étaient 4 812.

Les effectifs devraient baisser de 7 % en moyenne à l’horizon 2030, et même de 20 % dans la région Poitou-Charentes.

En 2022, on comptait de 7,2 médecins du travail pour 100 000 habitants, avec de fortes disparités par région : de 14,7 en Île-de-France à 6,5 en Bourgogne et Aquitaine.

L’âge moyen de la profession est de 55 ans.

Les médecins du travail pratiquent essentiellement en service de prévention et de santé au travail interentreprises (SPSTI) qui suivent 93 % des salariés, ainsi qu’au sein de services appelés autonomes intégrés dans de grandes entreprises. En 2022, il y avait en France 193 services interentreprises (un chiffre depuis en baisse du fait des fusions), et 383 services autonomes.

(1) Érès, 2023, 280 p., 25 €.

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