« Le travail constitue une clé essentielle pour comprendre la crise politique en France »

« Le travail constitue une clé essentielle pour comprendre la crise politique en France »

Photo d'illustration.
Photo d’illustration.
Mathieu Thomasset / Hans Lucas

Tribune

Par Jean-Claude Delgènes

Publié le 12/07/2024 à 14:30

Jean-Claude Delgènes, président du cabinet Technologia, estime que le malaise grandissant des Français au travail, explique en partie la montée du Rassemblement national.

Le travail, grand oublié une fois encore des derniers débats électoraux, constitue pourtant une clé essentielle pour comprendre la crise politique en France. En effet cette crise plonge aussi ses racines dans une dégradation marquée des conditions de travail sur les quinze dernières années. Celle-ci concerne particulièrement les services publics tels que la santé et l’éducation, mais elle s’étend bien au-delà. Les comparaisons internationales montrent que la France se situe parmi les pays européens les plus affectés par cette détérioration.

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En France, l’étude internationale InterHeart
soulignait déjà en 2004 les effets du stress chronique professionnel, responsable d’environ 4 000 décès annuels en raison d’accidents cardiovasculaires. En 2017, une enquête européenne du Centre d’Études de l’Emploi et du Travail montrait un recul constant des conditions de travail sur 15 ans, plaçant notre pays aux côtés de l’Espagne et de la Grèce en termes de dégradation. Plus récemment, l’étude Eurofound
a révélé en 2022 que 40 % des travailleurs français subissaient des conditions de travail tendues, plaçant la France au niveau de l’Albanie au dernier rang des 36 pays analysés.

Malaise au travail

En 2022, plus de 2,5 millions de salariés en CDI ont démissionné
, signalant un turnover préoccupant. La même année l’absentéisme selon la mutuelle Apicil a également augmenté de près d’un point atteignant 5,76 %, avec un salarié sur trois prenant au moins un jour d’arrêt maladie par an. Par ailleurs 108 000 pathologies psychiques sont estimées liées au travail, même si seulement un peu plus de 1 800 sont reconnues comme maladies professionnelles. À celles-ci il convient d’ajouter, environ 28 000 accidents du travail d’origine psychique. Les pathologies psychiques sont désormais la première cause d’arrêts de travail prolongés, le burn-out entraînant en moyenne neuf mois d’arrêt. Une étude de 2014 par le cabinet Technologia montrait déjà que 3 millions de salariés étaient exposés à un risque élevé de burn-out.

« La promotion sociale par le travail s’est considérablement restreinte. »

Qui plus est, la sinistralité reste à un niveau supérieur aux pays européens de référence. En 2021 en sus des 40 852 maladies professionnelles ont été enregistrés 604 565 accidents du travail dont 645 mortels auxquels s’ajoutent 240 décès sur la route. Chaque année environ 900 à 1 200 suicides surviennent avec une présomption d’imputabilité au travail.

La promotion sociale par le travail s’est considérablement restreinte en raison de la spécialisation des firmes sur leur cœur de métier. Autrefois, des employés peu qualifiés pouvaient entrer dans les entreprises à des postes considérés comme secondaires (maintenance, sécurité, accueil, etc.) et, grâce à leur sérieux, gravir les échelons. Aujourd’hui, cette progression est difficile en raison de la sous-traitance de nombreuses activités. Cette stagnation décourage les efforts et nourrit le désenchantement, ce d’autant plus que les salariés craignent désormais que leurs enfants connaissent des trajectoires professionnelles moins favorables que les leurs.

Une reconnaissance financière du travail jugée insuffisante

La précarité financière est un autre facteur clé de compréhension du mal-être au travail et de la crise politique actuelle. En 2022, selon l’INSEE
, le salaire net moyen à temps plein, c’est-à-dire en dehors de cotisations sociales, était de 2 520 euros ; 10 % des actifs recevaient 4 160 euros dont 1 % près de 10 000 euros ; 10 % gagnaient moins de 1 440 euros mensuels. Un travailleur sur dix vivait en dessous du seuil de pauvreté.

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Il est légitime de se demander pourquoi la France décroche alors que d’autres pays à économie équivalente font beaucoup mieux. Le modèle managérial français est au cœur du problème, même s’il doit aussi être la solution. Souvent centralisé et autoritaire, il se caractérise par une approche descendante : « Regardez-moi, j’ai tout compris, je vous explique, vous appliquez et je contrôle. »

Ces méthodes de management résultent d’une sélection précoce, à un âge où l’immaturité et l’ultra-élitisme des cercles dirigeants prédominent. Cette sélection à huis clos, offrant des privilèges à vie, ne favorise ni la concertation ni la mobilisation participative des énergies au sein des collectifs. Elle expose à nombre d’erreurs alors que les gouvernances collectives sont plus propices à affronter la complexité pour des prises de décision plus éclairées.

Les limites de cette dimension égotique sont évidentes dans notre monarchie républicaine qui accorde des pouvoirs immenses à un seul homme en digne continuité de l’esprit « Louis Quatorzien ». De même peu de sociétés cultivent le sens du compromis. Les représentants des salariés sont hélas bien trop souvent méprisés par les dirigeants qui ne leur accordent que peu de crédit. Les organisations syndicales ne sont pas de véritables contre-pouvoirs au sein des entreprises.

Elles sont certes informées et consultées sur les changements qui sont le plus souvent conçus et imposés unilatéralement. Elles ne disposent que peu de leviers pour se faire entendre, à l’exception du blocage. À l’inverse, dans d’autres pays comme l’Allemagne ou les pays scandinaves, la culture du compromis prédomine. De véritables accords sociaux se nouent au plus près du terrain, et aucun grand changement ne s’opère sans qu’une concertation réelle avec les salariés et leurs représentants n’intervienne.

Réenchanter le travail

Afin de redonner espoir et revitaliser le pays, il est crucial d’améliorer les conditions de travail comme l’expliquait dernièrement Edgar Morin qui propose d’instaurer des « oasis de fraternité » dans le désert (mais parfois la jungle) des entreprises. La France doit s’inspirer des modèles européens plus performants et réformer son management. Un management bienveillant et participatif est essentiel pour restaurer des conditions de travail décentes. Un travail sain répond à plusieurs critères :

« L’univers de travail rénové sera alors un puissant antidote contre le désespoir. »

• Des exigences proportionnées aux compétences et à l’expérience.

• Un soutien de la hiérarchie et des collègues, avec une reconnaissance du droit à l’erreur.

• Une reconnaissance équitable, incluant des écarts de salaire justifiés et l’égalité salariale entre les sexes.

• Une autonomie et un pouvoir d’agir pour les employés.

• Des valeurs alignées avec celles des individus.

• Un sens au travail, trouvant utilité pour la collectivité et alignement avec la vision des employés.

• Des relations de travail de qualité, sans tolérance pour le harcèlement moral, sexuel ou les agissements sexistes.

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Le vote pour le Rassemblement national est un message de désespoir et de protestation qu’il convient d’entendre, il est ancré mais il est possible d’y répondre et d’inverser cette dynamique funeste en s’appuyant sur le travail, par nature social et unificateur au-delà des diversités et différences qui loin de diviser peuvent rapprocher les êtres humains.

Un management bienveillant et exigeant peut transformer l’environnement de travail, réduire le désenchantement et améliorer la satisfaction des Français. L’univers de travail rénové sera alors un puissant antidote contre le désespoir et la France reprendra confiance dans sa destinée millénaire.

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